Le "Sots", art contestataire russe, interdit de sortie du territoire "Policiers s'embrassant (L'Ere de la miséricorde)", oeuvre du collectif Blue Noses, 2005.
D.R.
Grâce au ministre russe de la culture, une photo a fait le tour du monde. Elle a été ainsi publiée le 12 octobre en "une" du quotidien britannique The Guardian. Elle est l'oeuvre du collectif d'artistes sibériens Blue Noses, fondé en 1999 par Viacheslav Mizin (né en 1962) et Alexandre Shaburov (né en 1965), s'intitule Policiers s'embrassant (L'Ere de la miséricorde), et représente deux policiers mâles se roulant un langoureux patin.
Le ministre Alexandre Sokolov a interdit qu'elle figure dans l'exposition "Sots Art" (l'art contestataire, de la période soviétique à nos jours), organisée jusqu'au 20 janvier à la Maison rouge, la fondation parisienne du collectionneur Antoine de Galbert, en collaboration avec le musée Tretiakov de Moscou. Selon le ministre, cette photo est "une honte pour la Russie". Et il ajoute : "Si une oeuvre fait partie d'un catalogue de la Tretiakov, son prix grimpe. Il s'agit donc d'une intervention d'intérêts privés dans la politique de l'Etat. Cette initiative n'est rien d'autre que de la corruption." Estimant son institution diffamée, le directeur de la Galerie Tretiakov, Valentin Rodionov, a porté plainte le 19 novembre contre son ministre !
A l'occasion de la deuxième Biennale d'art contemporain de Moscou (Le Monde du 13 mars), M. de Galbert, fasciné par l'exposition consacrée par le musée Tretiakov au "Sots Art", avait décidé de la présenter dans sa fondation parisienne. Le conservateur responsable de la version moscovite, Andreï Erofeev, était chargé de l'organiser. Or, une quinzaine de jours avant l'ouverture, le ministère russe de la culture refusait de délivrer plusieurs licences d'exportation (Le Monde du 11 octobre).
Dans un communiqué de presse, M. de Galbert s'en désolait : "Très attaché à la liberté d'expression des artistes", il ne pouvait "que déplorer la position du ministre de la culture". Les Blue Noses, eux, peuvent remercier M. Sokolov : aux dires de la galerie In Situ, qui les représente à Paris, le tirage de dix exemplaires serait épuisé.
Or, la photo incriminée ne figurait pas dans l'exposition de la Tretiakov. Elle a certes déjà été montrée, et souvent. On l'a vue, un peu plus grande que nature, dans la neige recouvrant le parc privé d'une datcha, à quelques kilomètres de Moscou, où se tenait en hiver 2005 le festival Kliazma, organisé par des artistes moscovites. A cette occasion, les Blue Noses avaient d'ailleurs offert aux spectateurs un feu d'artifice, tiré depuis le fond de leur pantalon. Un tir qu'ils ont, malgré les brûlures provoquées par le départ des fusées, réédité lors d'une Biennale à Venise.
"COMME SOUS KHROUCHTCHEV"
L'exposition des policiers amoureux n'a pas provoqué de remous en Russie. Pas plus que l'image de Vladimir Poutine, George W. Bush et Oussama Ben Laden s'ébattant dans un lit, un photomontage des mêmes qui, lui, figurait dans l'exposition de la Tretiakov, et fait aussi partie des oeuvres censurées par le ministre. C'est une photo très souvent et régulièrement exposée à Moscou, mais il semble qu'elle soit interdite de sortie du territoire : un marchand britannique qui s'y était risqué se l'est fait confisquer à l'aéroport de Cheremetevo. Grâce aux liaisons Internet, ladite image fleurissait en octobre dans les stands de la FIAC. Pour Alexandre Shaburov, de Blue Noses, cité par le Guardian :
"L'Etat commence à administrer la culture comme il le faisait sous Khrouchtchev." Pour M. Sokolov, ces images "de portraits d'hommes politiques dans des poses obscènes sont ordurières".
Mais on voit mal pourquoi le ministre aurait pris ombrage d'une autre oeuvre des Blue Noses, La Cuisine suprématiste, qui figurait dans l'exposition de la Tretiakov et ne se trouve pas non plus à la Maison rouge. Il s'agit d'une reconstitution de la mythique exposition "0.10", organisée par Kasimir Malevitch (1878-1935), en décembre 1915, à Petrograd, l'actuelle Saint-Pétersbourg.
Les Blue Noses remplacent les formes géométriques peintes par Malevitch par des photos d'aliments : une tranche de pain noir figure ainsi l'iconique Carré noir, des tranches de jambon, de mortadelle ou des rondelles de saucisson reconstituent les formes des tableaux suprématistes. Rien de cochon, si l'on ose dire.
L'exposition de la Maison rouge est donc très différente de celle de Moscou, sans qu'on sache vraiment quelle part revient à la censure et laquelle à M. Erofeev. Elle donne aux Parisiens une version plus aseptisée, plus héroïque, mais hélas moins fidèle à l'esprit de bidouille et de bricolage qui caractérise le Sots Art.
Ce terme a été forgé en 1972 par les artistes Vitaly Komar et Alexandre Melamid pour désigner l'art non officiel prenant comme sujet le quotidien socialiste et les signes de la propagande officielle. A l'époque, les expositions "Sots" avaient lieu principalement dans des appartements privés et se voyaient régulièrement fermées par le KGB. En 1974, celle organisée par des peintres non conformistes sur un terrain vague de la banlieue moscovite fut dispersée par les autorités au bulldozer. L'événement, commenté dans la presse du monde entier, est devenu un symbole. Comme la censure récente du ministre Sokolov ?
Harry Bellet
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3246,36-982987,0.html