L’origine de la frite
Un lecteur du “Soir”, M. L. Gerke, de Waterloo, a donné un jour d’intéressantes précisions sur l’origine de la frite. “Cette frite bien belge, et qui encourt de ce fait la goguenardise de quelques bons esprits parisiens, vient en réalité de Paris. D’aucuns ont cru trouver à notre frite un ancêtre wallon dans ce qui n’était que rondelle de patate rissolée à la poêle. Il est assez spécieux de trouver là un lien avec la pomme de terre frite sous forme de bâtonnets plongés dans la graisse écumante ou dans l’huile. En vérité, les pommes de terre frites telles que nous les connaissons furent mises à la mode chez nous après 1851 par les proscrits français installés en grand nombre à Bruxelles ou ailleurs après le coup d’Etat de Louis Napoléon. Ainsi que l’écrit Amédée Saint-Ferréol (“Les proscrits français en Belgique”, Paris, 1870) : “Les réfugiés dont l’estomac s’accommodait moins de la décoction Java, même sucrée, que du faro, déjeunaient à l’estaminet avec du fromage ou des pommes de terre frites, mets que la proscription devait populariser en Belgique comme en Angleterre...”
A Mont-Saint-Jean, où séjourna durant deux mois Victor Hugo en 1861, ce sont ses fils qui apprirent à l’hôtelier Dehaze comment confectionner des frites. Trois ans plus tard, au même endroit et à la même table de l’Hôtel des Colonnes, Baudelaire se fit servir, plat apprécié par Hugo, trois oeufs sur le plat accompagnés d’une grande terrine de frites. Tout comme Hugo et à l’exemple de Brillat-Savarin, il les mangea avec les doigts (Maurice Kunel, “Cinq journées avec Baudelaire”, Liège, 1932. Relation selon Georges Barral). La frite parisienne fera progresser son introduction en 1870 lorsque, comme l’écrit Charles d’Ydewalle (“La Cour et la ville”, Bruxelles, 1945) : “...fuyant Paris menacé, des cordons bleus parisiens apportèrent au lendemain de Sedan, les pommes frites et les hors-d’oeuvre...”
Que pensez-vous de ces explications ? (M.F. Bruxelles)
Jacques Kother:
En vérité, nul ne sait qui, le premier, a fait des frites, “une des plus spirituelles créations du génie parisien”, comme le disait Curnonsky, prince des gastronomes.
En 1795 paraissait à Paris “La Cuisinière Républicaine” de Mme Mérigot, une libraire. On y trouvait, pour la première fois en France, des recettes à base de pommes de terre, mais pas encore celle de la frite.
Celle-ci apparaît dans un livre du fameux cuisinier Carême, “Le Maître d’hôtel français” (1822). Elle était donc déjà sur la table des “notables”.
En 1803, la carte de “Véry”, restaurant connu, mentionne “le bifteck aux pommes de terre” mais ce ne sont pas des frites.
Sur les cartes de vingt restaurants parisiens de 1815, la frite est encore rarissime. Un quart d’entre eux seulement proposent des pommes de terre frites pour 12 à 15 sous. Mais la frite est toujours absente de la carte des célèbres “Frères Provençaux” ou de Véry.
Les Parisiens ont connu la pomme de terre bien après de nombreuses régions en Europe.
Il est vrai que certains souverains ne badinaient pas.
Le roi de Prusse, Frédéric II, avait menacé de faire couper les oreilles et le nez aux paysans qui refusaient de la cultiver. Et plus tard, le tsar Nicolas 1er avait proposé le choix : un champ de pommes de terre ou la déportation en Sibérie...
Résultat garanti !
La pomme de terre était arrivée en Espagne, venant du Pérou, au XVIe siècle.
Les Français y furent longtemps réfractaires et on connaît les efforts de Parmentier pour populariser la pomme de terre avec l’aide de Louis XVI, en 1786.
La rareté du blé en 1785, les mauvaises récoltes de 1788 et la crainte de la disette accélérèrent le mouvement. En 1793, 35 000 hectares étaient consacrés en France à la pomme de terre. Dix fois plus en 1815.
Ils ne furent pas vains puisqu’en 1840, les Français en mangeaient 234 kilos par an.
D’autre part, les variétés de pommes de terre ont été non seulement améliorées mais diversifiées. On en connaissait cinq variétés en Irlande vers 1730. En France, on en distinguait onze espèces en 1787, trente en 1815, 175 en 1845, 3000 en 1938...
Les pommes de terre frites furent un des premiers plats cuisinés chauds qu’on ait vendu dans les rues de Paris après la Révolution. C’est donc l’exemple parfait de la réussite mondiale d’un plat populaire et bon marché.
Parmentier avait convié, en 1787, une centaine de personnalités pour un dîner “tout en pommes de terre”. Parmi les mets présentés pour cette opération de relations publiques, on découvre des pommes de terre “en friture”.
Pour en revenir à la Belgique, en 1857 “Le Courrier de Verviers” évoquait “le roi des pommes frites” un certain M. Fritz (ça ne s’invente pas), qui vendait son produit, sous l’enseigne “Sébastopol” (influence de la guerre de Crimée) avec un énorme succès dans les foires et dans les kermesses. Moi-même dans une réédition commentée de l’”Ouverture de Cuisine” de Lancelot de Casteau (1604), j’avais cru, à tort, que certaines recettes en vieux français étaient des recettes de pommes de terre.
Je pense aujourd’hui qu’il s’agissait de truffes.
L’historien belge Jo Gérard a, paraît-il, retrouvé un manuscrit de 95 pages rédigé par son arrière-arrière grand oncle, daté de 1781, et intitulé “Curiosités de la table dans les Pays-Bas Belgiques.” Il y donnerait de curieuses précisions : “Les habitants de Namur, Huy, Andenne et Dinant ont l’usage de pêcher dans la Meuse du menu fretin et de le frire pour en améliorer leur ordinaire, surtout chez les pauvres gens. Mais lorsque le gel saisit le cours des eaux et que la pêche y devient hasardeuse, les habitants découpent des pommes de terre en forme de petits poissons et les passent à la friture comme ceux-ci. Il me revient que cette pratique remonte déjà à plus de cent années.”
Ancêtres de la frite ou pommes rissolées ?
Je n’ai jamais vu ce manuscrit et je n’en tire donc aucune conclusion.
Cela dit, les explications que vous citez sur ce petit point d’histoire gourmande sont très plausibles.
Une chose est certaine, selon l’expression du philosophe Roland Barthes, “La frite est le signe alimentaire de la “francité”.
Le commentaire de Pierre Wynants:
Pierre Wynants, le célèbre chef-propriétaire du “Comme Chez Soi” à Bruxelles, n’est pas d’accord avec l’origine parisienne de la frite.
“Il me semble, d’après certains renseignements que j’ai eus, que l’origine de la frite serait bien belge, mais que la commercialisation des friteries serait, elle, française. Je me suis déjà battu pour remplacer le terme “French fries” par “Belgian fries” aux Etats-Unis, et ce fut le début de ma recherche. Si dans les pays anglo-saxons, les “Fries” portent le nom de “French”, c’est suite à la première guerre mondiale qui a rassemblé Américains, Anglais et canadiens dans la région de l’Yser, en Flandre occidentale, où ils découvrirent de nombreuses friteries. Or la langue véhiculaire de l’endroit ainsi que celle de l’armée était bel et bien le français. Voilà l’origine de cette appellation.
La deuxième cuisson des frites, impérative pour leur donner moelleux, croustillant et belle couleur, est bien belge. Je n’en veux pour preuve que les plus grands livres de cuisine français ne mentionnent pas cette deuxième cuisson.
La culture de la pomme de terre en Belgique remonte à 1680 alors qu’en France, elle n’est apparue (bien après nous et d’autres pays européens) que deux siècles plus tard.
De grands sociologues et historiens belges ont relevé qu’entre 1680 et 1780, dans la région de Namur, quand la pêche était rendue difficile par le gel, les habitants découpaient des pommes de terre en forme de petits poissons et les faisaient frire pour remplacer leur repas habituel.”
La réponse de Jacques Kother:
Voilà des arguments à ajouter à ce que nous avons publié, mais qui ne le contredisent pas.
Le plus percutant, à mon avis, est celui relatif à la double cuisson. La plupart des chefs français actuels et du XIXe siècle (mais pas tous) ne mentionnent dans leurs livres qu’une seule cuisson.
Il est intéressant de songer que Montaigne, Rabelais, Louis XIV, Louis XV, n’ont jamais mangé de frites.
L’Américain John Mariani dans son “Dictionnary of American Food & Drink” (1983) indique que la pomme de terre a fait son entrée en Amérique du Nord par le port de Boston en 1719 avec les immigrés irlandais. On la cultiva d’abord à Londonderry dans le New Hampshire. Le mouvement fut accentué après la grande famine irlandaise de 1845 qui provoqua une émigration massive vers les Etats-Unis. Les Irlandais, grands mangeurs de pommes de terre, y apportèrent leur cuisine.
John Mariani note qu’en 1857 Sarah J. Hale dans son “Mrs Hale’s Cook Book” évoque les “fried potatoes” et que les “potato chips” connus sous le nom de “Saratoga Chips” (en Angleterre, les pommes frites sont appelées “chips”) devinrent populaires vers cette époque. L’appellation “French-Fried potatoes” fit son apparition plus tard. Mais le terme “French fry”, selon Mariani, n’a rien à voir avec son pays d’origine, il fait seulement référence à la méthode baptisée “frenching”, qui consiste à couper les pommes de terre ou d’autres légumes en lamelles étroites, ce qui semble favorable à ceux qui pensent que la frite n’est pas d’origine française. “The Oxford English Dictionnary” qui trouve la trace du mot “French-fried potatoes” vers 1894 suggère que ce terme est d’origine américaine. John Mariani précise que “French frieds” date d’environ 1920 et “French fries” d’environ 1930, ce qui pourrait dénoter l’influence des friteries de l’Yser, comme le dit Pierre Wynants.
Mais tout ceci n’explique pas quelle est l’origine de la frite. Il ne faut sans doute pas trop faire confiance aux auteurs français qui la disent “parisienne”, il serait en effet étonnant qu’en Belgique, en Allemagne, en Irlande ou en Suisse où l’on connaissait la pomme de terre bien longtemps avant Paris, personne n’ait songé à la couper en bâtonnets et à la faire cuire et dorer dans une matière grasse.
Avec, accordons-le à Pierre Wynants, la supériorité de la méthode belge.
Malheureusement, les documents font défaut ou n’ont pas encore été découverts et exploités. Rien ne prouve, d’après ce que nous savons, qu’on connaissait la frite en 1800 à Bruxelles. Et le “Guide des Connaisseurs” a déjà répondu à propos du document cité par Jo Gérard (à propos des fritures de Namur, Huy, etc, vers 1680), que personne n’a vu.
Mais, après tout, le premier marchand de frites de Paris était peut-être un Belge...
Jacques Kother
http://www.leguidedesconnaisseurs.be/article662.html