L'Amante anglaise", ou la recherche des "pourquoi" d'un crime
LE MONDE | 13.05.09
Marguerite Duras (1914-1996) a toujours lu les faits divers. elle était fascinée par le fait que rien ne peut combler le "pourquoi" des meurtres, quelles que soient les raisons avancées. En 1985, elle a perdu les pédales en signant "sublime, forcément sublime", un article à la gloire de Christine Villemin, soupçonnée d'avoir tué son fils, le petit Grégory. Ce n'est pas ce que l'on retiendra d'elle aujourd'hui, où le meilleur de ce qu'elle a écrit sur un sujet judiciaire est présenté au théâtre de la Madeleine : L'Amante anglaise, dans une mise en scène remarquable de marie-louise bischofberger.
Au commencement, il y a l'histoire d'amélie rabilloux. En 1949, cette femme a tué son mari, puis elle l'a découpé en morceaux, qu'elle a déposés dans divers endroits de Savigny-sur-Orge (Essonnne), où elle habitait. Amélie Rabilloux a avoué dès qu'elle a été arrêtée. au cours de son procès, dont Jean-Marc Théolleyre a rendu compte dans le monde du 1er mars 1952, elle n'est pas arrivée à dire pourquoi elle avait dépecé le cadavre.
Cet article a mis Marguerite duras sur la piste de L'Amante anglaise. elle a d'abord écrit un roman du même nom, (paru en 1967), puis une pièce, le théâtre de L'Amante anglaise, jouée à partir de 1976 par Madeleine Renaud, Pierre Dux et Michael Lonsdale, dans une mise en scène de Claude Régy. Au fil des reprises successives, le titre de la pièce est devenu L'Amante anglaise. du fait divers, Marguerite Duras retient le meurtre inexpliqué par son auteure, qu'elle appelle Claire Lannes. Cette femme n'a pas tué son mari, mais sa cousine sourde et muette, Marie-Tthérèse Bousquet, qui vivait chez elle.
LA "BONNE QUESTION"
De cette cousine, seul le corps dépecé a été retrouvé, le long de rails de chemin de fer. Claire Lannes refuse de dire ce qu'elle a fait de la tête. Elle est interrogée par un homme qui n'est ni un magistrat, ni un psychanalyste, ni un avocat. Quelqu'un qui voudrait savoir. Marguerite duras sans doute. ou chacun d'entre nous.
Cet interrogateur s'adresse d'abord à Pierre Lannes, le mari, puis à Claire Lannes. Pierre Lannes n'est pas surpris par le crime. Il parle de sa femme comme de quelqu'un d'étrange : "Rien ne restait en elle (...). elle était comme fermée à tout et comme ouverte à tout." Il ne l'a jamais quittée, tout en ayant des maîtresses, parce que, dit-il, c'était la seule femme qui ne lui demandait rien. Iil sait qu'il l'a aimée, mais il ne sait pas pourquoi elle l'a épousé.
Chez Claire Lannes, les "pourquoi" résonnent comme un puits profond, où seul le bruit d'une pierre, longtemps après qu'elle a été lancée, signale qu'il y a de l'eau. Tout le monde veut savoir ce qu'elle a fait de la tête. En ne le dévoilant pas, elle rend le crime insaisissable (donc presque parfait, d'une certaine manière) et concentre toute l'attention sur elle. Personne, dit-elle, ne lui a posé "la bonne question sur le crime". Elle aurait répondu. Elle-même la cherche, mais seulement "un peu" fait-elle remarquer, avec une roublardise terrible.
L'enjeu de L'Amante anglaise réside dans cette question introuvable, qui renvoie chacun à des zones de la conscience où la perception de la réalité vacille. Au théâtre de la Madeleine, tout concourt à rendre ce sentiment évident. André Wilms (l'interrogateur), Ariel Garcia-Valdez (Pierre Lannes) et Ludmila Mikaël (Claire Lannes) jouent devant un rideau de fer, comme le voulait Marguerite Duras. On a l'impression qu'ils écrivent la pièce en direct ; chaque mot, s'ajoutant à un autre, tire un fil fascinant et inquiétant, comme le font les images de rails (signées Caroline Champetier) projetées sur le rideau de fer.
Ludmila Mikaël n'était pas montée sur scène depuis huit ans. par choix. Elle voulait vivre sans être actrice. Elle revient avec un jeu extraordinaire. Elle n'aurait pu souhaiter meilleurs compagnons qu'Ariel Garcia-Valdez et André Wilms. Ils forment un trio qui nous emmène sur un chemin sans fin de la vie : pourquoi ?
Pour en savoir plus : Sur son blog Chroniques judiciaires, Pascale Robert-Diard revient sur les liens de Duras et de Jean-Marc Théolleyre, qui fut chroniqueur judiciaire au Monde durant quarante ans.
http://www.lemonde.fr/culture/article/2009/05/13/l-amante-anglaise-ou-la-recherche-des-pourquoi-d-un-crime