Longtemps, ce ne fut qu'une voix. Une voix prenante, c'est peu dire. Une voix de plaintes et d'envolées, de soupirs et d'arrachements. Une voix d'entrain et d'ensorcellement. Une voix d'avant les voix : une voix "première", en fait. A part. Une voix de sable et d'air lourd, de terre et de lumière, une voix d'éclat, une voix de joie et de tristesse, une voix toujours pleine et grave y compris dans l'enthousiasme.
Oui, au plus profond de cette voix, il y a comme le parfum de l'histoire des hommes. Mais un parfum entêtant et déchirant. Car cette voix offre à ses auditeurs une mélopée en rupture permanente, en soubresauts savants, en retenues singulières. Une voix sûre d'elle-même, courant son risque, sévère, rugueuse, sans artifice. Ce n'est pas ici une question de timbre, de vibration. Ce n'est pas non plus une question d'intonation, de silences ou de technique. Non, c'est un précipité de tout cela, une combinaison unique, une alchimie. Aussi bien son grain diffuse l'hypnose quand bien même on ne comprend rien, mais strictement rien à ce qu'elle chante. Car nous parlons ici d'Oum Kalsoum, la "voix des Arabes" disparue en 1975, mais toujours bien vivante.
Elle avait une voix directe, mais parfois assourdie ou grésillante selon la qualité des enregistrements. Elle était cette voix puissante et majestueuse, une voix de dompteuse mais sans visage. Or voilà qu'on peut la découvrir à l'Institut du monde arabe, dans une exposition dont Véronique Mortaigne a rendu compte dans notre édition du 26 juin.
Magie de l'image : on s'attendait à une chanteuse en mouvement et on observe une cantatrice hiératique. Il faut la voir en concert, souriante et retenue, lors du lever de rideau. Elle trône sur une chaise de velours devant son orchestre de campagne : une quinzaine d'instruments à cordes, un orgue et un tambourin. Elle règne en diva et laisse ses musiciens réchauffer leurs doigts. A quoi pense-t-elle ? Quel motif musical fredonne-t-elle intérieurement ? Devant elle, la foule patiente et tressaille. Car le concert a déjà commencé. Une cérémonie aux allures de communion qui peut durer cinq heures.
Quand elle se lève, un foulard de mousseline à la main, son collier de perles autour du cou, les lèvres lourdement fardées, sa voix subjugue d'entrée. Elle s'aide parfois de l'avant-bras au terme d'une envolée. C'est tout. Oum Kalsoum, "quatrième pyramide" d'Egypte, est une statue. Dans les années 1940 ou 1950, peu ou pas de voiles sur les coiffures des femmes. Les hommes portent souvent des cravates. Oum Kalsoum chante, et la ferveur se lit sur les visages. Le respect et l'extase aussi quand elle improvise avec maestria. Que leur dit-elle ? Quel est son message ? Avec quels mots parvient-elle à les envoûter ? Des mots d'amour, souvent. Des complaintes pudiques où l'on s'aime et où l'on se quitte, où l'on espère et où l'on se torture. Des mots qui convoquent le destin et Dieu tout-puissant. Des mots qui puisent encore dans le nationalisme le plus réaliste pour ne pas parler de réalisme socialiste. Et pourtant, la magie reste entière. L'intensité intacte. Sa voix emporte tout.
Une fois par mois, elle chantait pour tous et chacun à la radio du Caire. Qui donc captait l'autre ? Qui incarnait le mieux le rêve d'unité des Egyptiens ? Jamais ses caprices de diva ne purent écorner son magnétisme. Son patriotisme absolu la rendait absolument vénérable. Nasser fut, dit-on, le père de l'Egypte. Oum Kalsoum en était la mère. Et probablement la déesse. Quelque chose comme l'"opium du peuple". Un opium encore et toujours délectable.
Laurent Greilsamer, lemonde.fr du du 01.07.08.